UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER III
PRÉPARATION AU CAPES D'ESPAGNOL
EL VICTORIAL
Cours de M. Heusch

Durée de l'épreuve : 4 heures

Sujet donné en 2000-2001


COMMENTAIRE DIRIGÉ


No son todos cavalleros quantos cavalgan cavallos, ni quantos arman cavalleros los reyes no son todos cavalleros. Han el nonbre, mas no fazen el exerçiçio de la guerra. Porque la noble cavallería es el más honrado ofiçio de todos, todos desean subir en aquella honra. Traen el ábito e el nonbre, mas non guardan la regla. No son cavalleros, mas son aphantasmas e apóstatas. Non faze el ábito al monje, mas el monje el ábito. Muchos son llamados e pocos los escogidos.
E non es ni deve ser en los ofiçios ofiçio tan honrado como éste es, ca los de los ofiçios comunes comen el pan folgado[s], visten ropas delicadas, manjares bien adobados, camas blandas, safumadas. Héchanse seguros, levántase sin miedo, fuelgan en buenas posadas con sus mugeres e sus fijos, e servidos a su voluntad, engordan grandes çerviçes, fazen grandes barrigas. Quiérense bien por fazerse bien e tener[se] viçiosos. ¿Qué galardón o qué honra meresçen? No ninguna.
Los cavalleros en la guerra comen el pan con dolor. Los viçios della son dolores e sudores; un buen día entre muchos malos. Pónense a todos los travajos, tragan muchos miedos, pasan por muchos peligros, aventuran sus vidas a morir o bivir. Pan mohoso o bizcocho, viandas mal adobadas. A oras tienen, a oras non nada. Poco vino o no ninguno. Agua de charcos e de odres. Las cotas vestidas, cargados de fierro. Los henemigos al ojo. Malas posadas, peores camas. La casa de trapos o de ojarascas. Mala cama, mal sueño.
–¡Guarda allá!
– ¿Quién anda aý?
–¡Armas, armas!
Al primer sueño rebatos. Al alba tronpetas:
–¡Cavalgar, cavalgar!
–¡Vista, vista de gente de armas!
–¡Esculcas! ¡escuchas! ¡atalayas! ¡atajadores! ¡algareros! ¡guardas! ¡sobreguardas!
–¡Helos, helos!
–¡No son tantos!
–¡Sí son tantos!
–¡Vaya allá!
–¡Torne acá!
–¡Tornadvos acá!
–¡Ydvos allá!
–¡Nuevas, nuevas!
–Con mal vienen éstos.
–¡No traen!
–¡Sí traen!
–¡Vamos, vamos!
–¡Estemos!
–¡Vamos!
Tal es su ofiçio: vida de gran travajo, alongados de todo viçio. Pues los de la mar, no á ygual de su mal. Non acabaría en un día su lazería e grand travajo, que dicha es la honra que los cavalleros meresçen, e grandes merçedes de los reyes por las cosas que dicho he.

G. Díaz de Games, El Victorial. Taurus, 1994, pp. 205-207


QUESTIONS

1) Situez ce passage dans son contexte, de façon raisonnée;
2) Quels sont les procédés d'écriture utilisés par l'auteur dans ce passage et comment arrive-t-il à exprimer avec eux sa vision de la chevalerie?
3) Analysez et commentez le concept de la chevalerie véhiculé par ce passage;

 

CORRECTION

QUESTION 1

Le Victorial comprend deux grandes parties, un Tratado, composé de trois “partes”, et un prohemio qui le précède, avec une introduction et huit chapitres. Ce passage est tiré du 8e chapitre du prohemio. On lit, p. 172, “este libro es compuesto sobre razón de armas e cavallería”. Le prohemio pourrait alors être une espèce d'introduction théorique à cette question de la chevalerie qui serait, elle, traitée par la suite de façon concrète dans le tratado. En fait on se rend compte que les choses ne sont pas si simples.

On se rend compte que des 9 séquences du prohemio seules quelques-unes abordent la question de la chevalerie : l'introduction, en partie le chapitre 2 (“enseñamientos de arte de cavallería”, 178), très indirectement le chapitre 5 (sur la fama mondaine des anciens comme emblématique de leur polythéisme), le chapitre 6 (quoiqu'il s'agisse d'une chevalerie a lo divino, ce qui débouche sur un nouveau catalogue des “Neuf Preux”, revu et désantiquisé par Games, donc sur-cléricalisé et qui trouve un comentario espiritual dans la conclusion du chapitre 7 sur les trois ordres de chevaliers de Dieu : les anges, les martyrs, les rois et chevaliers) et, enfin, là oui, tout le chapitre 8.

Les autres chapitres du prohemio n'ont que très peu de rapport avec un discours théorique sur la chevalerie : nous avons les ch. 2, 3 et 4 sur les 4 princes, orientés vers le genres des caídas de príncipes et qui sont des espèces de semblanzas (accessus ad auctores, selon Beltrán) raisonnées, un peu comme ce qui est raconté sur Rodrigue et la destruction de l'Espagne wisigothique (à une époque où ce thème est à la mode). Nous avons également les chapitres 5 et 7 qui sont des excursus racontant le miracle de la Palma tiré des évangiles apocryphes.

Par conséquent, des 9 séquences du prohemio, seules la 1ère et la dernière (celle qui nous intéresse ici) peuvent être considérées à part entière comme des discours théoriques sur la chevalerie. Cela en dit long sur l'importance que peut revêtir ce passage, non seulement pour le traitement de la question de la chevalerie par Games dans l'ensemble de sa préface (traitement distillé dans les 2 séquences clés, l'ouverture et la fermeture) mais aussi et surtout comme aboutissement de toute la réflexion menée par Games dans l'ensemble de cette section liminaire: dernier chapitre de la préface, ce chapitre 8 ne va-t-il pas tirer toutes les conclusions des remarques souvent excessivement implicites des chapitres précédents, en les ramassant, en les condensant? De plus, ne va-t-il pas également revenir au point de départ, aux idées énoncées au début, mais riche du parcours discursif des chapitres précédents?

L'analyse du contenu du chapitre 8 le prouve assez. On y trouve les idées maîtresses déjà évoquées par Games dans l'introduction (ch. 0) : la théorie des vertus, l'idée qu'il existe une différence fondamentale entre la caste des élus (escogidos) et les autres, celle-là étant composée de ceux qui savent se vaincre eux-mêmes : vaincre leurs pulsions, leurs appétits... pour vaincre les autres (“el que a su voluntad no es para vençer, mucho menos será para vençer sus henemigos”, 170-171), d'où l'idée qui va être vraiment structurante: la chevalerie étant cette espèce d'ascèse que seuls certains sont en mesure de pratiquer, parler de chevalerie équivaut à réaliser une discrimination sociale entre ceux qui “fueron apartados para las batallas” (171) et les autres. Par conséquent, parler de la chevalerie équivaut à parler de la noblesse: “aquéllos fueron los duques e los prínçipes e condes e cavalleros e fidalgos” (171). Le discours sur la chevalerie sert donc à “apartar”, à opérer des distinctions sociales fondamentales tendant à donner raison à l'un des points de départ de Games : l'organisation tripartite de la société voulue par Dieu lui-même (cf. 166).

Ce sont toutes ces idées que reprend pêle-mêle Games dans le dernier chapitre de sa préface, dans une sorte de boucle qui ne laisse aucune ouverture, à l'instar de ses propres conceptions sur la noblesse et la chevalerie : cette structure cyclique de la préface est le signe de la clôture dans la représentation que Games se fait de la chevalerie. On remarque également dans ce ch. 8 un bref discours sur la noblesse du cheval (qui rend compte de l'apparition historique de la chevalerie); le thème des 7 vertus, la fonction civile du chevalier (“pie y manos” du roi) ainsi qu'un exemplum à double sens (1. montrer l'importance de la chevalerie et 2. faire une distinction entre les cavalleros, forcément nobles et les villanos). Cet exemplum permet d'introduire les idées suivantes qui sont justement celles de notre passage, fondées sur l'apartamiento entre les oficios et sa nécessité pour le bon exercice du métier des armes, conçu comme une véritable ascèse, comme un chemin de croix.

Quelles différences alors, entre les deux séquences? Essentiellement deux, l'une tient à la visée globale du discours, l'autre aux modalités d'expression.

Le ch. 0 se veut, Games le dit lui-même, un discours sur les origines de la chevalerie, sur un passé mythique qui est comme la fondation symbolique de l'ordre du monde. Games, comme beaucoup d'autres, pense que dans le discours des origines, dans le discours fondationnel, principiel, se trouve la vérité profonde des choses et donc ici de la chevalerie : dire l'origine, c'est dire la cause (d'où aussi le discours sur les 4 causes aristotéliciennes) donc la nature, donc la vérité. C'est cette caution là que Games va chercher car ce discours ne dit que ce qu'il veut entendre : l'identification nécessaire du métier des armes à la noblesse.

Face à ce discours sur les origines du ch. 0, le ch. 8, lui, se veut un discours sur “le” chevalier du présent. Au “hier” du ch. 0 s'oppose l'aujourd'hui du ch. 8. Or c'est là que prend tout son sens l'identité idéologique que nous constatons entre les deux chapitres : si les idées sont les mêmes c'est simplement parce que Games veut faire coïncider la chevalerie du présent et celle des origines, pour retrouver ce qui à son sens est la chevalerie pure, originelle et partant véritable.

Le chevalier doit être aujourd'hui choisi selon les mêmes critères que jadis et pour exercer les mêmes fonctions de jadis, ce qui, à nouveau, débouche sur la mise à l'écart, en ce qui concerne le statut et les fonctions des chevaliers, de tout aspirant issu d'un autre milieu que cette noblesse des origines.

Discours sur le passé et discours sur le présent, donc. J'ai annoncé un autre critère de comparaison entre les deux textes, celui de l'expression. Au ch. 0, Games a recours au style prétendument neutre, objectif, du discours historiographique. La recherche de la vérité originelle s'accommoderait mal d'une rhétorique autre, plus personnelle, subjective, affectée. Par conséquent, un des modèles stylistiques suivis par Games est celui de la Primera Crónica General : descriptif, précis, structuré.

Au ch. 8, Games reprend toutes ces idées avec une stratégie discursive bien différente que nous allons analyser dans le détail.

 

QUESTION 2

Il ressort de notre présentation de la préface que cette première partie du Victorial est thématiquement dominée par la dimension spirituelle. Dans sa totalité la préface se trouve sous les auspices de l'écriture cléricale que Games maîtrise et exploite : il s'agit non seulement de thèmes mais aussi d'une expression, d'un style tout à fait particuliers. Le chapitre 8 dans son ensemble se sert des recommandations de l'ars praedicandi, dont la finalité majeure est de tout mettre en oeuvre pour atteindre un auditoire donné : simplicité (voire “popularité”) dans l'exression, en accord avec l'exigence de performance orale et donc multiplication des marques d'appui de la transmission orale (telles que questions, apostrophes...), en gros tout ce qui a trait à la fonction conative ou injonctive de l'énonciation (produire un effet sur l'auditoire), ce qui passe également par des structures symétriques (facilement décelables par le public), un goût immodéré pour l'amplificatio et la répétition, de constantes applications concrètes (“sensibles”) de l'idée abstraite (“intelligible”) qui est développée, notamment par le recours à l'enxemplo mais aussi à de fréquents passages au style direct, beaucoup plus parlant, vif, susceptible de produire un effet sur l'auditoire (delectare et movere).

Bref, sans constituer un “sermon” à part entière, le chapitre 8 en a presque tous les traits stylistiques : c'est cette rhétorique du sermon qui permet à Games d'être le plus convaincant pour imposer à ses destinataires sa conception de la chevalerie : il n'est plus neutre ou descriptif, comme au ch. 0, ici il veut persuader, convaincre, d'où un arsenal de figures injonctives dont l'ars praeedicandi regorge. Mais Games n'a-t-il pas également à l'esprit un texte, un sermon qui serait en train de guider et sa pensée et sa plume? Je pense bien sûr au très célèbre sermon de saint Bernard De laude novae militiae (ca 1136). En suivant ce modèle Games ne fait-il pas l'éloge de l'ancienne chevalerie (celle de saint Bernard ou du ch. 0) contre une éventuelle “nouvelle chevalerie” qui chercherait à s'assimiler à celle-ci?

En tout cas, à l'écriture du sermon Games emprunte également le souci de la structuration, comme on le voit dans ce passage où chaque idée permet une progression de la pensée vers la conclusion qui est le terme de la démonstration oratoire. Ainsi on peut dégager les temps suivants dans ce passage :

1. Aphantasmas et apóstatas de la chevalerie

2. Critique des riches menestrales

3. “Los cavalleros en la guerra”

– Antithèse des menestrales

– Application concrète au style direct

Conclusion générale

 

Dans ce passage qui clôt le chapitre 8 nous sommes dans ce qui dans un sermon constituerait le “coeur” de la prédication, c'est-à-dire la partie appelée dilatatio dans laquelle le prédicateur amplifie à l'extrême son temma de façon à être le plus près possible de son auditoire, en multipliant tout ce qui donne du concret au discours, ainsi que tout ce qui le rend facilement mémorisable : d'où la multiplication d'exemples et de figures tendant à mettre en place ce qu'un critique a appelé la “dramatisation mentale”. Dans notre extrait, Games y parvient au travers de deux figures majeures (parmi une myriade de figures mineures que nous relèverons ponctuellement) : le recours systématique à l'oppositio si chère aux prédicateurs et, par ailleurs, l'apothéose finale de la “mise en pratique”, ce que saint Vincent Ferrier appelait la plática, sommet de la dramatisation où l'orateur peut parachever son discours en s'adressant plus directement au coeur de l'auditoire, à ses affects, à l'instar de ce que fait le rhéteur classique dans la dernière partie de son discours judiciaire, la peroratio, tout entière tournée vers le movere et dans laquelle on peut retrouver des procédés semblables à ceux utilisés par Games ici, comme par exemple, la fictio personae. Voyons cela de plus près.

Le 1er paragraphe s'attache à amplifier une oppositio implicite entre une vraie et une fausse chevalerie essentiellement par le biais d'une syntaxe fortement symétrique (dont le caractère mnémotechnique est assez manifeste). Relevons la double négation de la première phrase, soulignée par l'épanadiplose (“no son todos cavalleros...”) et l'antimétabole (“no son... quantos cavalgan... ni quantos arman...”) ainsi que l'importance des phrases bi-membrées (ex. principale + adversative : ... mas...) et des oppositions corrélatives (muchos... pocos...) dont une occurrence qui constitue même ce qu'on appelle une réversion (non faze... mas...).

Dans les paragraphes suivants, Games développe l'oppositio mais cette fois-ci de façon consécutive et explicite. Le discours se fait alors épidictique et le ton satirique car dans cette oppositio il s'agit bien de blâmer un groupe social (celui des riches menestrales) et de louer un autre, celui des nobles chevaliers. E selon quel principe d'écriture? Celui d'une accumulation rendue plus éblouissante encore par diverses formes d'ellipse : ellipse verbale (au début qui s'oppose à l'accumulation verbale de la suite du texte) et asyndète qui débouchent sur une syntaxe résolument parataxique. Nous disons accumulation. Celle-ci est bien visible dans l'épithétisme, la synonymie, la métabole (même chose mais appliquée à des syntagmes, à des expressions). Games déploie donc les deux formes d'amplificatio (verborum et rerum) pour réaliser une intensification dramatique, pour donner un maximum d'emphase.

Ces figures se retrouvent au paragraphe suivant de façon parfois plus appuyée : la parataxe devient ici hyperparataxe, avec toutes ces phrases nominales, voire ces holophrases, tandis que du point de vue sémantique prend corps une opposition terme à terme avec le paragraphe précédent. Games joue admirablement sur les affects : si au paragraphe précédent le ton satirique cherchait à inspirer la colère, ici il cherche à provoquer la compassion. D'où le recours, en plus de ce qui a déjà été décrit (accumulation, etc.) à un ornatus facilis, celui de la métaphore pathétique, des verbes animés, des personnifications... Tout cela débouche per incrementa sur l'hyperbole, une hyperbole également appuyée par le jeu des superlatifs et des répétitions.

Mais l'un des passages les plus surprenants du point de vue formel se trouve dans la plática qui suit qui est comme l'application concrète de tout ce qui a été dit sur le chevalier. Games ne veut surtout pas rater la “mise en pratique” de son discours et afin de dépeindre au mieux une scène quotidienne de la vie du chevalier -soldat suscitée, comme par une association d'idées par les derniers mots du paragraphe précédent (mala cama...), l'alerte donnée en pleine nuit et campagne militaire, il va dresser un saisissant tableau en action. Le discours peut alors s'animer et devenir “image en mouvement” : c'est l'hypotypose (=“peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux et fait d'un récit ou d'une description une image, un tableau ou même une scène vivante”, Fontanier). Games obtient l'hypotypose en reproduisant au style direct des bribes de discours, des expressions imaginées mettant en scène cette situation d'alerte dans un campement. C'est donc dans le brutal passage au style direct de la fictio, dans le soudain recours à la “mimèse”, après une longue séquence au style démonstratif, que se crée cette hypotypose censée plonger directement le lecteur dans l'univers de l'action de façon poignante. Le support de l'hypotypose est donc ici le dialogisme (en tant que figure. Ici on ne peut pas vraiment parler de dialogue, éventuellement de “fragments de dialogue”) dans son acception la plus large : “reproduction d'un discours réel ou imaginaire qu'un personnage attribue à un autre et, en tant que tel, il le recrée devant le lecteur”, Dic. de términos literarios - Alianza) [à la différence de la sermocination qui est une réflexion intérieure, une méditation présentée comme un dialogue avec soi-même].

La forme même de ces brèves tirades concourt à recréer ce tableau vivant : notamment par les constantes répétitions emphatiques qui reproduisent le climat de précipitation. Mais aussi par la précision lexicale qui reproduit ici la disance [= langue de métier] militaire, comme dans la 2e partie il va repruidre la disance des marins. Games, en outre joue sur les signifiants, provoquant des phénomènes de dérivation ou isolexisme (polyptote : “guardas, sobreguardas” ou paronomase: “esculcas, escuchas”).

Il s'agit donc d'un passage très réussi sur le plan formel et qui constitue, pour ainsi dire, un hapax dans l'oeuvre. Il renvoie cependant à un autre traité stylistiquement très proche de ce passage car également fondé sur les techniques oratoires des prédicateurs, il s'agit du Corbacho (ou Arcipreste de Talavera) d'Alfonso Martinez de Toledo (1438).

La phrase “tal es su ofiçio” prouve que Games s'est servi de la séquence antérieure comme l'aurait fait un prédicateur. “Tal es” renvoie à la mise en pratique comme étant l'une des formes de l'exemple (avec la similitudo et l'exemple proprement dit).

Ce passage illustre bien l'idée que Games présente la chevalerie sous le prisme de l'écriture cléricale. N'est-ce pas déjà là le signe d'une certaine spiritualisation de la chevalerie? Certes oui, comme le prouve une étude lexicale, même sommaire, du passage. Games se débrouille pour présenter indirectement la chevalerie comme une religion, en accord avec la conception d'un Bernard. Pour ce faire, les mots et les expressions employés mettent en place une isotopie, celle du religieux et du spirituel qui orientent inéluctablement la représentation que le lecteur se fait de la chevalerie dans le texte. Relevons des termes tels que : ábito, regla, monje, aphantasmas, apóstatas... et la citation biblique : “muchos son llamados...” (cf. Matthieu, 20, 16).

De même dans l'oppositio avec les menestrales, ceux-ci sont entièrement dans l'univers sensible, celui des plaisirs corporels. Face à cela la chevalerie apparaît comme une très spirituelle ascèse, faite de privations... absolument analogue à celle des moines astreints au respect de la règle, surtout après la réforme de saint Bernard. Des chevaliers, donc, que tout dans le texte, associe à la sainteté des moines.

Il faut par conséquent se demander quelle conception de la chevalerie cache une telle représentation des chevaliers.

 

QUESTION 3

Si on met en rapport ce passage avec les textes précédents il apparaît clairement que Games défend une idée tout à fait particulière de la chevalerie. L'association exerçiçio de la guerra - hidalgos - caballería fait que selon Games ne peuvent être dits chevaliers que les nobles adoubés. Pour lui l'adoubement seul par le roi ne crée pas la chevalerie. Par l'adoubement, le roi ne fait que confirmer l'aptitude naturelle du noble à être un bellator. Inversement, dans le cas du non-noble, l'investiture chevaleresque n'apporte rien d'où cette idée de simulacre de chevalerie qui parcourt notre passage.

En d'autres termes, Games reprend l'idée contenue dans l'exemple précédent à savoir que les villanos étant inaptes à la guerre n'ont pas le droit d'être considérés comme chevaliers. Il dénonce par la même occasion la prétension des roturiers, notamment ces riches artisans que Games anathématise, à faire partie de la chevalerie par le biais du privilegio real, c'est-à-dire ceux qui croient qu'il suffit de payer pour être chevalier et donc pour faire partie d'une certaine forme de noblesse.

C'est bien de l'opposition entre deux états (et 2 oficios, par la même occasion) que parle ce passage :

noblesse > guerre > chevalerie

menestralía > commerce / artisanat > richesse

Or la richesse et la vie qu'elle entraîne sont selon Games la cause d'une inaptitude presque physique (gordos...) à l'exercice militaire.

La chevalerie est donc l'affaire d'une vie qui se prépare presque à la naissance (d'où l'importance des premiers chapitres sur les mocedades de Pero Niño) et non le résultat d'une décision politique.

Or cette forme de vie, avec son caractère spartiate est d'après Games l'apanage de la noblesse, aux antipodes du “confort” osons dire “bourgeois” des villes.

On pourrait croire à une parfaite exaltation de cette noblesse chevaleresque, absolument identifiée à l'exercice militaire. Mais, justement, quel est le grand absent du discours de Games par rapport à cette vision estamental de la société? Les absents, dans ce jeu d'oppositions, sont justement les oratores, l'univers des letrados auquel Games est nécessairement associé.

La lectio difficilior de ce passage n'est-elle pas de penser qu'en enfermant la noblesse dans cette conception si militaire de la chevalerie (l'image altomedieval du miles christi) Games est en train de couper court à toute tentative de la part de cette noblesse de se consacrer à autre chose que la guerre et notamment de se consacrer au consejo, à l'activité politique, selon le modèle classique de la “chevalerie romaine” qui fait alors fureur chez certains aristocrates comme le marquis de Santillane, mais que Games refuse dans maint passage du Victorial?

Donc, indirectement, Games prend part aux versants fondamentaux du débat sur la chevalerie qui secoue la Castille du XVe siècle :

-- contre une chevalerie non-noble à partir d'une interprétation très proche de Dante de la vertu;

-- contre le merum imperium du monarque au nom duquel il peut faire et défaire la noblesse à sa guise.

Cela justifie une prise de position lignagère et même “féodalisante” (au sens où le roi est là simplement pour récompenser les lignages des vertueux). Mais cela signifie de façon voilée que Games est contre toute activité de cette noblesse-chevalerie, idée dans laquelle ont peut lire l'auto-défense estamental du letrado Games.

 

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