École Normale Supérieure LSH (Lyon)
Cours de Carlos Heusch

Études hispanophones

Master

THÉORIE DE LA LITTÉRATURE

INTRODUCTION

                  À l’origine (cf. Aristote et Horace), l’étude des genres poétiques s’est faite à partir de la distinction entre mimesis et diegesis (en lat., ce sera la distinction entre imitatio et narratio).

Cette distinction a développé une opposition claire, parmi les Anciens, au sein du discours « poétique » entre les genres « narratifs » et les genres « dramatiques » (axés, eux, sur la mimèse et l’action).

Chez Horace (Epistula ad Pisones ou Ars poetica, datant de 14 a. J.C.) on assiste à une systématisation de ces différences à partir de critères plus formels mais également thématiques. Ainsi se constituent les 3 grands genres poétiques :

1.      Genre épique (comme l’épopée homérique) ;

2.      Genre dramatique (comme la tragédie et la comédie) ;

3.      Genre lyrique (ode [1] , élégie [2] , satire [3] ).

D’après Horace, chaque genre implique un type de discours et un mode d’expression poétique (par exemple un mètre différent) et surtout un style donné (les « styles » seront ainsi également au nombre de trois : sublime – moyen – bas) et une thématique spécifique (cela apparaît clairement, par exemple, dans la différence entre tragédie et comédie). On retrouve l’idée, si latine, d’un decorum propre à chaque type de littérature, ce qui implique la nécessité du respect de certaines règles dans l’écriture : c’est ainsi que naissent aussi les « conventions littéraires », la preceptiva literaria.

Cette configuration est complété par Quintilien (Ier s. ap. J.C.) qui ajoute un 4e genre qu’il appelle « didactique ». Celui-ci lui permet d’inclure des formes discursives jusqu’à alors difficiles à classer dans la théorie des trois genres, et qui seront le terrain le plus fertile pour le discours en prose : l’oratoire (cf. Démosthène), l’Histoire (cf. Tite-Live) et la Philosophie.

Au moyen âge, on maintient le schéma tripartite inspiré d’Horace, mais on le reformule de façon à mieux intégrer la complexité des discours littéraires. En outre, on précise la célèbre théorie des 3 styles, dont j’ai déjà parlé, à l’aide d’une métaphore qu’on va baptiser « la roue de Virgile » (rota Virgilii) à trois anneaux, en correspondance avec les 3 chefs-d’œuvre du poète latin :

  1. Gravis : élevé ou sublime (Énéide) ;
  2. Mediocris : moyen (Géorgiques) ;
  3. Humilis : bas ou simple (Bucoliques).

            

Cette systématisation que l’on retrouve dans les traités médiévaux de poétique (artes poeticae) et d’écriture (artes dictaminis) a permis de structurer les 3 critères majeurs des genres littéraires au sens très général des grandes modalités de discours, en déterminant :

      

La Renaissance reprend l’héritage médiéval et antique pour définir les genres qui vont devenir par la suite « classiques » :

                                             – Prose (dialogue, nouvelle)

- Épique (genre narratif) :       – Vers (épigramme, hymneÉ)

                                             – Mixte (pastorale)

- Dramatique : tragédie, comédie, satire

- Lyrique

 

Ces trois genres majeurs finiront par °tre considérés par la critique comme des « genres naturels » (des structures archétypiques) car ils semblent rendre compte des 3 modes fondamentaux de l’énonciation dans l’acte de communication littéraire.

Mais quels sont ces 3 modes ?

A.             L’énonciation (lyrique) : c’est surtout le mode de la première personne, axé sur la fonction expressive et émotionnelle. Elle est censée inspirer chez le destinataire du discours un processus d’identification ou « sympathie ». Voilà sa fonction première, qui n’exclut certes pas les autres modalités discursives comme la narration ou la description. La particularité est que quand celles-ci existent au sein de la lyrique, elles sont nécessairement prises dans la subjectivité et l’intériorité poétiques. Prenons l’exemple des grands poèmes narratifs de Victor Hugo : ils sont avant tout l’expression d’une conscience subjective sur des événements certes historiques, mais, à ce titre (comme sur le plan formel, bien sûr), ils ne se confondent nullement avec des romans.

B.             La représentation (dramatique) : cf. le concept de mimèse déjà évoqué. D’après Aristote, il s’agit avant tout de la disparition de la voix du « poète » qui laisse la parole à des personnages dont la subjectivité va s’exprimer face à l’objectivité d’une action dans laquelle ils sont pris. Les traits majeurs en sont donc : le jeu entre une 1ère et une 2e personne par le biais du dialogue, dans lequel se déploie la fonction conative du langage [5] . Le genre dramatique est censé inspirer chez le destinataire la « commotion » dont les manifestations sont multiples (rappelons-nous la « crainte et la pitié » de la tragédie selon Aristote ou l’escarmiento (la leçon) de la comédie, corriger les mœurs.

C.      La narration (épopée et roman) : c’est, assurément le genre le plus mixte. Toutes les alternances de voix et de discours sont possibles, en prenant appui sur les 3 types fondamentaux de discours narratif que sont :

a)      le récit : « ce qui se passe » ;
b)     la description : « ce que l’on voit » ;
c)       le dialogue : « ce qui se dit ».

La « révolution romantique » a mis un terme à la notion classique de « genres littéraires » au sens où ceux-ci se confondaient nécessairement avec une norme, avec des règles, des contraintes formelles et structurelles.

Qu’est alors devenue la théorie des genres aujourd’hui ? Le structuralisme et la poétique moderne (Genette, Barthes...) prônent la nécessité des genres littéraires en tant qu’éléments « historico-descriptifs ». Dès lors, il convient de faire une distinction entre des « genres théoriques » (comprenez les traditionnelles modalités de discours établies par Platon, Aristote...) et des genres que nous pouvons appeler « historiques » et qui sont en fait des réalisations concrètes des types théoriques déterminées par un ensemble d’éléments en grande partie extérieurs au discours lui-m°me dans lesquels peuvent transparaître les bases de l’esthétique et de l’idéologie ou, pour utiliser une expression sans doute caduque d’un point de vue critique, les « goûts » d’une époque, d’un public. En tout cas, cela permet de comprendre le caractère évolutif des genres littéraires et la nécessité de les étudier dans leur historicité. Ce sera donc notre démarche dans ce cours.



[1] . TLF : Poème lyrique destiné à °tre chanté ou accompagné de musique. – Dans la poésie chantée de l'antiquité grecque, les odes étaient des chants en l'honneur des dieux, se composant de trois parties: strophe (...), antistrophe et épode, les deux premières se chantant sur une m°me mélodie et l'épode sur un autre thème. –  Poème lyrique composé de strophes généralement identiques par le nombre et la mesure des vers, consacré à des valeurs importantes, à des sentiments intimes, etc.

[2] . TLF : POÉSIE GRÉCO-LATINE. Poème aux sujets variés mais le plus souvent mélancoliques, composé de distiques élégiaques. — Usuel. Poème lyrique de facture libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la mort.

[3] . TLF : LITT. LAT. Œuvre en prose et en vers (mètres m°lés ou uniformes) attaquant et tournant en ridicule les mœurs de l'époque.

[4] . Les 3 genres de la Rhétorique sont : 1. judiciaire (persuader du « oui » ou du « non », i.e. « innocent ou coupable ») ; 2. délibératif (pousser à choisir tel ou tel) et 3. démonstratif (affirmer et prouver quelque chose de positif ou de négatif).

[5] . Cf. Roman Jakobson et les 7 fonctions du langage : 1. référentielle ou dénotative (centrée sur le contenu du message ; discours assertif ; genre d’œuvre privilégié : le récit ou l’explication), 2. émotive ou expressive (centrée sur le locuteur : exclamation, interjectionÉ dans un discours qui est une forme de monologue), 3. phatique ou de contact (contact entre les interlocuteurs : dialogue, conversation, appelÉ), 4. poétique (énonciation axée sur la forme, sur la dimension esthétique, ce qui se retrouve, en somme, dans toute œuvre littéraire), 5. métalinguistique (centrée sur la langue elle-m°me, on y trouvera surtout la définition lexicale : dictionnaires, glossaires, nomenclatures, grammairesÉ), 6. de situation (centrée sur le cadre réel de la communication : recueils bibliographiques, annuaires, index, tablesÉ) et 7. conative (elle est aussi nommée « appellative » car elle est tournée vers le récepteur : susciter son attention, une réaction ou un comportement donnés. Grammaticalement, elle est caractérisée par le vocatif et l’impératif).