Université Montpellier III

Préparation au C.A.P.E.S. d’Espagnol

Épreuve de Thème écrit

Devoir en temps limité du 14-12-02 – M. Heusch

 

 

 

 

 

       Dans les années cinquante, bien avant que Gratiolet ne vende à Rorschash les deux appartements superposés qu’il allait aménager en duplex, une famille italienne, les Grifalconi, vécut quelque temps au quatrième gauche. Emilio Grifalconi était un ébéniste de Vérone, spécialisé dans la restauration des meubles, qui était venu à Paris pour travailler à la remise en état du mobilier du château de la Muette. Il était marié à une jeune femme de quinze ans plus jeune que lui, Laetizia, avec qui il avait eu, trois ans auparavant, deux jumeaux.

       Laetizia, dont la beauté sévère et presque sombre fascinait l’immeuble, la rue et le quartier, promenait tous les après-midi ses enfants au parc Monceau dans un double landau spécialement conçu à l’usage des jumeaux. C’est sans doute au cours de ces promenades quotidiennes qu’elle rencontra l’un des hommes que sa beauté avait le plus bouleversé. Il s’appelait Paul Hébert, et habitait lui aussi l’immeuble, au cinquième droite. Pris le sept octobre 1943, alors qu’il venait d’avoir dix-huit ans, […] Paul Hébert avait été déporté quatre mois plus tard à Buchenwald. Libéré en quarante-cinq, soigné pendant près de sept ans dans un sanatorium des Grisons, il n’était revenu que récemment en France et était devenu professeur de physique et chimie au collège Chaptal où ses élèves, évidemment, n’avaient pas tardé à le surnommer pH.

       Leur liaison qui, sans être délibérément platonique, se limitait vraisemblablement à de brèves étreintes et à des serrements de mains furtifs, durait depuis près de quatre ans lorsque, à la rentrée 1955, pH fut muté à Mazamet à la demande expresse de ses médecins qui lui ordonnaient un climat sec et semi montagneux.

       Pendant plusieurs mois il écrivit à Laetizia, la suppliant de venir, elle s’y refusant chaque fois. Le hasard voulut que le brouillon d’une de ses lettres à elle tombât entre les mains de son mari. […]

       Emilio ne savait évidemment pas à qui s’adressait ce brouillon inachevé. Sa confiance en Laetizia était telle qu’il pensa d’abord qu’elle avait simplement recopié un roman-photo, et si Laetizia avait voulu le lui faire croire, elle y serait parvenue sans aucun mal. Mais Laetizia, si elle avait été capable, pendant toutes ces années, de dissimuler la vérité, n’était pas capable de la déguiser. Interrogée par Emilio, elle lui avoua avec une tranquillité effrayante que son souhait le plus cher était de retrouver Hébert, mais qu’elle s’y refusait à cause de lui et des jumeaux.

 

 

 

Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978)

Le Livre de poche, 5341, p. 159-161